Le commandant Flahaut revient dans une sixième enquête. Comme souvent, ses investigations débordent du cadre professionnel et l'emmènent à s'intéresser à un mystérieux château dans la forêt de Compiègne. II y croise sa collègue, Gillian Carax, dite La panthère....
Troulez et fils
Une jeune femme part à un entretien d’embauche et les rôles s’inversent. Photo Étienne Girardet
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Il me faut ce boulot. Il n’y a que comme ça que je pourrai claquer la porte… Il a beau jeu de me dire vas-y, pars, la porte est ouverte. Il sait bien que sans boulot je suis à sa merci. Je ne peux quand même pas dormir sous les ponts. Et pas question de retourner chez maman, elle aurait trop honte d’avoir eu raison, la pauvre. Ah, il m’a bien eu avec ses manigances ! Tu n’as pas besoin de travailler, prends du bon temps… Comment j’ai été assez cruche pour tomber dans le panneau. Et maintenant je suis pieds et poings liés. Il m’aime pourtant… Moi aussi, je l’aime mais ça ne peut pas durer comme ça, faut que je sois autonome… Cristal et verreries, c’est ici.
(Sifflement admiratif)
Ça brille. Ils ont branché tous les lustres, ma parole. Allez, j’entre et j’y crois.
(Bruits de porte, de pas. On entend un téléphone sonner au loin.)
– Oui, c’est pourquoi ?
– Bonjour, j’ai rendez-vous avec monsieur Bernard Troulez. Je suis Yana Zveick.
– Une seconde… Yana ?
– Zveick. Z, V, E, I, C, K.
– Non, je n’ai pas ça. Vous n’êtes pas inscrite sur l’agenda de monsieur Troulez.
– Ça n’est pas possible, regardez encore. Il m’a dit 10 h. Je suis à l’heure.
– Dites, je ne suis pas miro.
– Mais je vous jure !
– Vous avez une convocation ?
– Non, j’ai téléphoné. Là tenez, à ce numéro.
– Faites voir. Oui, 20 15 15, ça vient de chez nous. Et c’était pourquoi ?
– Pour un entretien d’embauche. On cherchait une secrétaire trilingue anglais tchèque. J’ai eu un monsieur au téléphone. Très gentil.
– Très gentil ? Monsieur Troulez ? Ben écoutez je ne vois pas hein ! D’ailleurs monsieur Troulez est en rendez-vous à l’extérieur pour toute l’après-midi.
– Ah, c’est pas vrai ! j’y croyais à ce boulot. Des bilingues anglais tchèque, ça ne court pas les rues à Saint-Omer. C’est bien ma veine.
– Je suis désolée, vous avez dû faire une erreur.
– Mais non, je vous assure ! J’l’ai pas rêver cette conversation au téléphone.
(Bruits de talon)
– Dis-donc Sandrine, viens un peu par ici. T’es au courant, le vieux cherche une secrétaire tchèque ?
– Pas, lui, le jeune.
– Ah, il est là, celui-là ?
– Dans le bureau du second, depuis ce matin.
– Et c’est lui qui fait les entretiens d’embauche ? Et ben ! On n’a pas fini de rigoler. Montez par là. C’est au second, tout de suite sur votre droite.
– Merci.
Ouf ! Je ne dois pas me paniquer comme ça, quelle gourde je fais. Calme-toi, Yana, calme-toi, ça va bien se passer maintenant. Ce poste je vais l’avoir. D’ailleurs y’a pas foule puisque l’hôtesse n’était même pas au courant. Elle n’a encore vu personne… Voilà le deuxième à droite. C’est sinistre par ici. C’est qui ce jeune ? Probablement le fils du patron, le vieux, le jeune. C’est vrai que c’est écrit sur l’enseigne « Troulez et fils », comme dans l’ancien temps. La boutique a l’air de bien marcher, le verre, ça rapporte. Allez, j’y vais.
(Toc, toc, toc.)
– Entrez
– Bonjour Monsieur, je suis Yana Zveick. J’ai rendez-vous avec monsieur Bernard Troulez.
– Heu oui, c’est moi. Je suis Bernard Troulez… le jeune…. Je cherche… enfin nous cherchons une secrétaire pratiquant le tchèque. Vous avez une formation en tchèque ?
– Oui. Je parle tchèque couramment. C’est comme je vous l’ai écrit dans mon CV. Vous avez reçu mon CV ?
– Oui, il est là. Bien … Heu…
– Je peux m’asseoir ?
– Je vous en prie. Donnez-vous la peine. Heu…
– Mon père est tchèque. Il a épousé une française mais je parle tchèque depuis mon enfance et j’ai suivi les cours de l’université d’été de Prague pendant 7 ans. Je vous ai mis aussi les photocopies de mes certificats.
Il n’est pas pro du tout. C’est ça le fils du patron ?
– Oui heu…
(Froissement de papiers, raclements de gorge, toussotements)
Ben qu’est-ce qu’il attend ?
– Je possède bien Word, Excel et access. Je me débrouille avec Internet… Je connais également bien le pays car j’y suis allée en vacances souvent dans la famille de mon père.
Qu’est-ce qui le gêne ce type ? C’est trop famille pour lui ? Il m’énerve !
– J’ai fait une spécialisation tchèque administratif, comme je l’ai noté sur mon CV.
– Oui, tout ça est parfait évidemment… mais heu… parlez-vous… enfin sauriez-vous vous débrouiller avec le parler… je veux dire à l’oral. Non pas oral mais plutôt… la conversation, vous voyez ?
– Bien sûr.
Il est quand même mignon ce type, un peu mou mais mignon.
– Je veux dire le langage de tous les jours, des lettres plus…
– Personnelles ?
– Oui, tout à fait.
– Mais oui puisque je vous ai dit que mon père est tchèque et que j’ai vécu avec des tchèques pendant toutes mes vacances.
– Parfait, parfait. Heu…
– Vous avez une filiale de lustres là-bas ? C’est dans quelle région ?
Zut alors ! Je n’aurais pas dû poser la question. Ah, ferme-la ma fille, tu vas faire tout foirer. Mais c’est lui aussi ! Il est si mou ! On dirait qu’il ne sait pas ce qu’il veut. J’ai jamais vu un entretien pareil. Il cherche une secrétaire ou quoi ?
– Nous avons ce projet effectivement. Pour la filiale, mon père fait ce qu’il faut, je veux dire pour le personnel de secrétariat, il s’en occupe. Pour moi… personnellement… je cherche une secrétaire mais si vous voulez c’est un peu plus … personnel.
Personnel, personnel, ça veut dire quoi ? J’ai peur de comprendre.
– Oui, je vous écoute monsieur.
C’est moi qui mène l’entretien. On aura tout vu. Faudrait que je la boucle mais on ne peut pas continuer à se regarder dans le blanc des yeux pendant des heures.
– Bon, vous avez l’air d’une brave personne… Et… Hum… Je vais vous expliquer… Je suis heu… j’ai une fiancée tchèque mais je ne comprends pas un mot de cette langue et elle ne parle pas français. Oui, je vois que cela vous surprend…
Vite répondre quelque chose.
– Tous les goûts sont dans la nature, monsieur. Excusez-moi, ce n’est pas ça que je voulais dire … Enfin l’amour ça ne se commande pas, n’est-ce pas ?
– Et bien… si quand même… Parfois… enfin non.
Quelle conversation débile ! On dit n’importe quoi. Enfin, il ne cherche pas une secrétaire d’un genre particulier, ouf ! Mais quoi alors ?
– Voilà j’aimerai lui écrire des lettres…. Cela se fait n’est-ce pas ? Entre fiancés.
– C’est vrai que vous ne pouvez pas lui téléphoner.
– Et pourquoi donc ?
– Si vous ne parlez pas sa langue, ni elle la vôtre.
– Très juste. Vous êtes pertinente. Voilà… je cherche en fait quelqu’un de confiance.
– Oui, je l’avais compris, Monsieur… Mais cela ne fait pas un travail à plein temps.
– Ce n’est pas un problème, rassurez-vous. Mon père m’a permis d’employer quelqu’un à temps complet… D’autres tâches pourront se greffer ensuite… Il tient tant à ce mariage, vous comprenez, il est prêt à tous les sacrifices… (petit rire forcé) Je plaisante… Pour lui, n’est-ce pas, un employé de plus ou de moins ! (Bruits de feuilles) … Vous avez de bonnes garanties…
– Je pense sincèrement que je peux faire l’affaire. Je veux dire, je me sens tout à fait capable de faire ce travail. Je suis très discrète, vous savez.
– Oui… Je n’en doute pas. Mais…
Qu’est-ce qu’il y a encore ?
– Mais quoi ? On peut faire un essai si vous voulez ?
– Un essai ? Non, ce n’est pas la peine.
– Je ne suis pas prise, c’est ça ?
– Non, non, là n’est pas la question. J’ai confiance… Tous vos certificats…
– Alors ?
– Je… Je ne suis pas sûr de savoir … heu… dicter ces lettres. Alors il faudrait m’aider.
– Vous aider ? Ben… Oui bien sûr, aucun problème. Vous savez, j’en ai déjà écrites pour mon compte personnel des lettres d’amour. D’ailleurs je dois vous avouer que je suis un peu romantique. J’aime bien écrire, voyez-vous.
– Tant mieux. Ce ne sera pas un CDI, vous vous en douter. Et puis, le salaire tournera autour du SMIC.
– On dirait que vous cherchez à me décourager. Vous avez changé d’avis ?
– Ça doit vous sembler un peu étrange, n’est-ce pas ? En vérité je ne connais pas… bien Irina. Irina, c’est ma fiancée.
– Vous ne la connaissez pas bien ? Mais vous l’aimez quand même ?
– Elle très photogénique, grande, blonde, sportive, cultivée…
– J’ai compris ! Vous avez trouvé une jeune fille par une agence. Elle veut se faire naturaliser, c’est ça ?
– Non, non, vous vous trompez. Irina n’a pas besoin de se marier pour échapper à son pays. Ne vous méprenez pas. Son père dirige une entreprise de cristal de Bohême qui marche très bien. Elle est son bras droit si vous voyez ce que je veux dire. Une femme de tête. Oui une femme de tête. Elle est terrible (petits rires qui sonnent faux). Ils comptent s’étendre en France, comme nous en Tchéquie. Une sorte de collaboration, voyez-vous… Irina aime beaucoup la France, le prestige, Paris, tout ça.
– Et… elle vous aime, elle ?
– C’est-à-dire. Vous savez, en Tchéquie, on ne peut pas investir dans une société si on est étranger. Mon père veut fusionner une partie de ses activités… Je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout ça. Enfin un mariage est une solution idéale…
– Quoi ? Vous allez vous marier par… pour… Un mariage d’affaire ? Un mariage arrangé ? Mais on est en 2021 ! Ça n’existe plus !
(Silence, bruits de chaise, toussotements. Il se mouche.)
– Mais enfin monsieur Troulez… Dites quelque chose.
– Ma fiancée est très gentille. Gentille, ce n’est pas le mot. Elle a d’énormes qualités. Énormes ! Elle sait ce qu’elle veut. Mais chacun sera libre. Comme elle dit : il faut être un couple moderne.
– Alors, vous vous parlez ?
– On échange un peu en anglais, mais je ne suis pas doué pour les langues. Bon. Pour ces lettres, alors, vous acceptez ?
– Je ne sais pas. Oui. Peut-être… Mais monsieur Bernard Troulez, quelle vie allez-vous avoir avec cette femme qui ne vous aime pas ? Vous l’aimez, vous ? Non. Bien sûr, vous n’êtes pas amoureux. Notez, ça aurait pu se faire. Et si plus tard, elle tombe sur un type qui la botte, elle va vous laisser tomber comme une vieille chaussette.
– Non… Il n’y a pas de danger… La société, vous comprenez.
– Et vous ? Imaginez que vous rencontrez une femme, c’est le coup de foudre ! Qu’est-ce que vous ferez ?
– Cela m’est arrivé, autrefois. J’étais jeune. Une vieille histoire…
– Et si ça recommence ?
– Je ne sais pas. Chacun aura des parts égales dans la société. Il sera difficile de vendre sans mettre en péril…. De toute façon, ce ne seront pas vraiment mes parts… Vous connaissez l’expression homme de paille ?
– Homme de quoi ?
– Non. Rien.
– Voyons Bernard Troulez ! Réagissez ! Vous êtes en train de vous faire avoir dans les grandes largeurs. C’est si important pour vous cette filiale ?
– La société…
– Bernard ! Pour vous… personnellement, pour vous, la société est importante ? Vous aimez travailler avec votre père ?
(Il souffle.)
– Là n’est pas la question.
– Mais si, justement ! Elle est là la question.
(Il souffle.)
– Je travaille plutôt en dilettante. Moi, les affaires !
– Ouais, je vois.
– Oh, je devine ce que vous pensez.
– Ça m’étonnerait
– Si, si. Parfaitement. Vous vous dites que je suis un fils à papa, tout juste bon à dépenser l’argent de son père, à jouer au bridge ou bien au golf. Et bien pas du tout. Bon alors vous acceptez ce travail ?
– Et qu’est-ce que vous faites de vos journées alors si vous ne jouez pas au golf ?
– Je pratique l’horticulture.
– L’horticulture… J’y crois pas !
– Je jardine. Je donne même des cours dans un institut pour enfants handicapés mentaux. De braves gamins. J’adore être dehors, tripoter la terre, planter, bêcher, voir pousser mes graines. Savez-vous qu’autrefois il existait plus de trois cents espèces de pommes dans le Nord ? Vous imaginez tous ces goûts différents ? J’ai eu la chance d’en retrouver une très rare, chez ma tante Isabelle. Je suis en train de la greffer pour le conservatoire de Villeneuve d’Ascq.
– Vous avez un grand jardin ?
– Pas à ma disposition. Aussi je jardine chez tante Isabelle, dans la Somme. À la maison ce n’est pas bien vu. Vous aimez jardiner ?
– Alors là, pas du tout. La campagne, ça me barbe. Je suis une fille de la ville. Mais j’ai un oncle qui fait son jardin. Et pour celui que ça intéresse, je trouve que c’est un passe-temps tout à fait bien.
– Un passe-temps ! Mais c’est un métier ! Et un métier difficile, croyez-moi.
– Et bien alors, si c’est un métier, pourquoi vous ne vous lancez pas ? Votre père n’aurait qu’à enlever « Et fils » sur l’enseigne.
– Le fils ce n’est pas moi, c’est lui. Son père avait créé l’entreprise. Il l’a pris comme associé.
– Et il a épousé la fille de qui, votre père ?
– La fille de quelqu’un qui avait un peu d’argent à placer dans une entreprise en pleine expansion.
– Dites-donc, Bernard, c’est le Moyen-âge, ici ?
– Je n’ai manqué de rien.
– Ce n’est pas une raison. Vous faites ce que vous voulez mais si j’étais vous je me sauverais avant qu’il soit trop tard.
– J’y ai déjà pensé.
– Eh bien, allez-y. Partez. Vivez votre vie et pas celle de votre père.
– Oui… C’est vrai (ton plus décidé) Vous avez raison ! Je pourrais aller chez tante Isabelle. Elle et mon père sont un peu fâchés, on ne viendrait pas m’embêter là-bas.
– Pourquoi ils sont fâchés ? À cause de vous et de votre jardin ?
– Non. À cause de tante Isabelle, la sœur de papa. On lui avait interdit … enfin pas vraiment mais fortement conseillé de ne pas se marier pour ne pas dilapider l’héritage de grand-papa.
– Les fameuses parts dans la société. Je vois. Quelle famille !
– Comme vous dites… Il y a un maraîcher au village, je lui donne un coup de main à l’occasion… Il se fait vieux, il cherche à vendre. (Il se lève marche de long en large marmonne). Il sera trop content de me donner des conseils. C’est un homme de grande valeur.
– C’est bien beau tout ça mais moi alors ?
– Vous ?
– Ben oui, pour le poste de secrétaire ?
– Le poste de secrétaire, oui… Et bien, disons que je vous embauche pour un mois, le temps de rédiger ma lettre à Irina… ma lettre ou mes lettres, je ne sais pas encore… il faut que je la prépare à notre rupture. Après évidemment je n’aurais plus besoin de vos services.
– Évidemment.
– Ça vous dirait secrétaire d’une société de maraîchage ?
– Dans la Somme ? Très peu pour moi. Vous êtes gentil mais je trouverai autre chose. Bon, alors on fait comment ?
– J’ai un contrat tout prêt. Je le signe et je vous attends lundi matin 8 h 30 dans ce bureau. En sortant, passez chez le comptable au premier étage, pour les formalités. Je le préviens de suite. Au revoir mademoiselle. Et merci, merci mille fois ! Vous me sauvez la vie.
(Bruits de téléphone, porte qui se ferme.)
– Ça c’est la meilleure, je viens pour une embauche et c’est lui qui trouve du travail. Je me suis encore fait avoir !
Bonjour J’aime beaucoup
Anniefrance